CHAPITRE 14
Bien que l’étonnante tournure des événements me surprît fort, elle ne me rassura guère quant à leur suite, et ma volonté indomptable eut rapidement raison de mon ahurissement. Sethos continuait à souffler comme un phoque contre mon genou gauche. Le col de sa chemise avait glissé vers l’arrière, exposant sa nuque. Le truc avait raté la première fois. Raison de plus pour l’essayer une autre fois. Je joignis les mains, serrant fort, et frappai.
Le résultat fut tout à fait satisfaisant. Sethos poussa un grognement et lâcha prise. Ses genoux glissèrent sur le marbre poli et sa tête heurta le sol lorsqu’il s’effondra en avant. Sa tête aurait heurté mes pieds si j’étais restée immobile, mais au moment même où il basculait, je courais déjà vers la porte.
J’avais oublié que cette satanée porte n’avait pas de poignée. Je tentai de la pousser, mais en vain. Me retournant, aux abois, je vis Sethos qui s’avançait vers moi. Ses lunettes teintées étaient tombées. Ses yeux noirs – ses yeux marron ? ou bien étaient-ils gris ? –, bref, ses yeux brillaient d’une rage meurtrière, ou peut-être, vu la déclaration qu’il venait de faire, brillaient-ils de concupiscence. Pour parler franc, je n’en avais cure. Désespérée, je passai les mains le long de mon pantalon, espérant contre tout espoir qu’il me restât un petit objet – mon canif, mes ciseaux, voire une boîte il allumettes. Il était presque sur moi quand une soudaine inspiration illumina les ténèbres du désespoir. La ceinture elle-même ! Elle avait cinq centimètres de large, était d’un cuir épais mais souple, et se terminait par une lourde boucle d’acier. Je l’arrachai et la fis tournoyer vigoureusement.
— Arrière ! criai-je. Reculez, ou je vous marque de telle façon que vous porterez à vie un stigmate indélébile qu’aucun déguisement ne pourra dissimuler !
Sethos bondit en arrière avec grâce et agilité. Les commissures de ses lèvres esquissèrent un sourire.
— C’est cela, Amelia, dit-il, qui m’a fait tomber amoureux de vous. Ce mépris souverain du bon sens et de la sagesse. L’homme qui partage votre vie ne doit jamais s’ennuyer. Posez cela, je vous en prie, et montrez-vous raisonnable. Même si vous parveniez à m’assommer, vous ne pourriez quitter la maison.
— Je pourrais toujours essayer, rétorquai-je en continuant à faire tournoyer ma ceinture, qui sifflait comme un insecte en furie.
— Vous pourriez essayer, mais vous ne réussiriez pas. Et si mes hommes pensaient que vous m’aviez tué ou grièvement blessé, ils pourraient vous faire du mal. Vous montrerez-vous plus docile si je fais le serment solennel de ne pas vous toucher ni m’approcher de vous de nouveau tant que vous ne me l’aurez pas demandé ?
— Cela ne se produira jamais, l’assurai-je.
— Qui sait ? La vie est pleine de surprises, c’est ce qui la rend supportable. Si vous ne voulez pas me croire sur parole, écoutez ceci. Vous savez que je ne suis, ma foi, pas vaniteux, mais disons que j’ai une bonne opinion de moi-même. Ne vous semble-t-il pas plus conforme à ce que vous connaissez de mon caractère que je trouve un plaisir tout particulier à gagner votre affection, à transformer la haine en amour, le mépris en admiration, au lieu de recourir à la force brutale, que des hommes de moindre valeur pourraient utiliser ? Je méprise une telle grossièreté. Et, ajouta-t-il avec un autre sourire, je suis sûr que votre bras doit commencer à se fatiguer.
— Nullement, répliquai-je fermement. Je peux continuer tout l’après-midi. Cependant, votre argument se défend.
Je m’abstins de mentionner un argument plus convaincant – et je dois dire qu’il eut l’élégance de ne pas y faire la moindre allusion, ne serait-ce qu’en hasardant un coup d’œil furtif –, à savoir que mon pantalon, qui n’était presque plus retenu, répondait à la loi inexorable de la pesanteur.
— Très bien, annonçai-je. Nous sommes apparemment dans une impasse, monsieur Sethos. Je veux bien vous croire sur parole, mais vous remarquerez que je ne vous fais aucune promesse en échange.
C’était la première fois que j’utilisais son nom. En l’entendant, il haussa les sourcils et se mit à rire.
— Vous avez donc découvert mon pseudonyme préféré ! Mais renoncez aux titres honorifiques, je vous prie. Cela paraît un peu absurde et nuit aux rapports plus intimes que je voudrais voir s’instaurer entre nous.
— Non, merci, repartis-je. Je préfère maintenir entre nous autant de formalisme que les circonstances le permettent.
— Mais, saperlipopette, s’écria-t-il, mi-rieur, mi-en colère, comment voulez-vous que je commence à faire ma cour avec de tendres phrases et des mots doux si je dois vous appeler madame Emerson ?
— Je suis certaine qu’une petite difficulté de cette nature ne sera pour vous qu’un défi de plus.
Il tendit la main. Avec un haussement d’épaules, je lui donnai la ceinture.
— Merci, madame Emerson, dit-il gravement. Et maintenant, je me vois obligé de vous demander de passer les effets que je vous ai préparés.
— Comment osez-vous, monsieur !
— Par simple précaution, madame Emerson. Dieu seul sait quels autres objets durs ou pointus vous avez cachés sur vous. Il y a de la place pour tout un jeu de couteaux à découper dans ce pantalon. (Interprétant correctement mon expression mutine, il ajouta :) Nous vous avons certes retiré l’arsenal que vous portiez accroché à votre ceinture, ainsi que vos bottes, mais ni moi ni mes assistants ne vous avons fouillée. Cela prouve le respect tout particulier que j’ai pour vous. Seulement si vous me forcez…
— Une fois encore vos arguments portent, monsieur. J’espère que vous aurez la courtoisie de me laisser seule pour que j’exécute votre ordre ?
— Certainement. Tapez à la porte quand vous serez prête. Mais ne me faites pas attendre trop longtemps. (Puis il ajouta, dans une langue qui me parut être du français, bien qu’il fut mal articulé et bizarrement accentué :) Dénouez ces tresses, oh ma bien-aimée, afin que leur splendeur parfumée ne soit que la seule barrière entre votre extase et la mienne.
Je crois que je parvins à dissimuler ma surprise suscitée par ce commentaire éminemment personnel, car je jugeai préférable de feindre de ne pas avoir compris. Pourtant une étrange sensation s’empara de moi – une sorte de fourmillement brûlant, si tant est que cela puisse se produire. Les pouvoirs extraordinaires de cet homme ne se limitaient pas à ceux de l’esprit. Son corps était celui d’un athlète, et sa voix, ce remarquable instrument, souple et puissant, pouvait changer aussi soudainement et complètement que son aspect physique.
Il me quitta alors, et je me mis en devoir d’exécuter ses ordres promptement. Ne croyez pas, cher Lecteur, que j’aurais obtempéré si docilement si je n’avais pas eu quelque arrière-pensée. Le gredin ne se doutait guère qu’il faisait mon jeu ! Il était dommage que je ne puisse parvenir à mon but que par un stratagème aussi douteux, mais en me demandant d’ôter mes vêtements, il m’avait fourni un prétexte pour me débarrasser de certains de ces vêtements d’une façon à laquelle il n’avait pas songé. Il m’avait dit qu’il ne reviendrait pas tant que je ne l’aurais pas rappelé, mais ne sachant s’il tiendrait parole, il fallait que j’agisse vite.
Après avoir ôté mon pantalon, je défis la ceinture de flanelle que je porte toujours quand je suis en Égypte et en arrachai une bande. Que de fois mon cher Emerson m’a-t-il taquinée à propos de ce vêtement ! C’est une protection inestimable contre le catarrhe, comme le prouve le fait que je n’ai jamais souffert de cette affection. (À vrai dire, Emerson n’en a jamais souffert non plus, bien qu’il refuse catégoriquement de porter une ceinture de flanelle. Mais Emerson est un cas.) La ceinture s’était révélée utile en maintes occasions. À présent, il se pouvait qu’elle me sauve la vie. Heureusement j’en avais acheté tout un lot avant de quitter l’Angleterre, et sa couleur rose vif n’avait pas perdu de son éclat à la suite de fréquents lavages.
Ce fut à contrecœur que j’ôtai de mon cou la chaîne où était accroché mon scarabée en lapis-lazuli orné du cartouche de Touthmôsis III. C’était le cadeau de mariage d’Emerson. M’en séparer à présent, alors que c’était mon seul souvenir de lui, était fort pénible assurément. Mais c’est sans trembler que j’attachai la chaîne à l’extrémité de la bande de flanelle. Quelle heureuse coïncidence que ce cadeau dû à l’amour conjugal puisse m’éviter un sort qui est (censé être) pire que la mort.
Je regagnai la fenêtre avec mon bout de flanelle, et je pris une de mes épingles à cheveux. Bien qu’elles mesurent près de dix centimètres, ces épingles ne peuvent servir d’armes en raison de leur flexibilité. Cependant, cette qualité même était ce qui m’intéressait à présent. Je choisis la plus grande des ouvertures dans le volet et y introduisis la flanelle, à laquelle était attaché le scarabée, aussi loin que possible à l’aide de mon doigt. C’est alors que l’épingle à cheveux entra en jeu. Il y eut un instant d’incertitude quand la flanelle se coinça dans l’ouverture extérieure et ne voulut plus bouger. Après avoir poussé et titillé le morceau d’étoffe, je le sentis céder enfin, et je triomphai quand je réussis à faire passer le reste de la bande et à en nouer l’extrémité pour éviter que la flanelle ne tombe de l’autre côté.
J’étais certaine que les volets masquaient une fenêtre qui donnait sur l’extérieur. À ce volet était maintenant accroché un bout de flanelle rose vif auquel était attaché un scarabée en lapis-lazuli. Si, comme je l’espérais, la fenêtre donnait sur une voie publique, quelqu’un finirait bien par apercevoir mon signal.
Je déchirai en bandes le reste de la flanelle et en nouai ensemble les extrémités. Même Sethos ne verrait pas qu’il en manquait un bout, et il pourrait s’amuser à se demander ce que je comptais faire de ce morceau d’étoffe.
Maintenant que j’étais en combinaison-culotte – vêtement d’une pièce en coton, orné de dentelles et de petits nœuds roses, qui me descendait jusqu’aux genoux –, je m’emparai des effets vaporeux que m’avait fournis Sethos. Ils n’étaient pas aussi indécents que je l’avais cru. Le corsage était échancré et sans manches, mais pas transparent, car le tissu était orné d’épaisses broderies et d’une garniture de perles. Mais le pantalon ! Il y avait suffisamment de tissu pour garnir les hautes fenêtres de mon salon à la maison, mais il ne cachait pas grand-chose. Je l’enfilai par-dessus ma combinaison-culotte.
« Dénouez vos cheveux, oh, ma bien-aimée… » Ils étaient déjà à demi dénoués. J’ai des cheveux épais, et le rude traitement que j’avais subi n’avait pas arrangé ma coiffure. Je n’avais pas l’intention de paraître céder à la requête insolente de Sethos, d’autant plus que je comptais garder mes épingles à cheveux si possible. Une épingle à cheveux, cela peut toujours être utile. Cependant, il n’était pas facile d’arranger mes tresses sans l’aide d’un peigne ou d’une brosse, et j’étais toujours en train de me battre avec quand on frappa à la porte.
« Oh, bon sang » fis-je, exactement comme Emerson l’eût fait.
La porte s’ouvrit, et Sethos passa la tête par le rideau. Il s’effaça pour laisser entrer le géant chauve, qui portait un autre plateau, chargé cette fois-ci d’assiettes et de plats.
Sethos m’examina, puis lâcha froidement :
— J’espère que vous ne m’en voudrez pas, madame Emerson, mais l’effet n’est pas tout à fait celui que j’escomptais. Peu importe, c’est un début. L’étrange vêtement que vous portez est suffisamment près du corps pour m’assurer que vous ne cachez ni pistolet ni poignard.
Après avoir disposé les plats sur la table, le géant se retira. À peine avait-il disparu derrière le rideau que j’entendis une série de martèlements et de coups sourds.
— Ne vous faites pas d’illusions, dit Sethos en souriant. On ne vient pas vous délivrer ; c’est seulement mon domestique qui fait un peu de menuiserie. Je lui ai donné l’ordre de poser une barre de ce côté-ci de la porte, comme preuve de mes intentions respectueuses et de mon estime. Ne me remerciez-vous pas ?
— Quoi ? Remercier mon geôlier de s’abstenir de me sauter dessus ?
Sethos secoua la tête en riant.
— Vous êtes incomparable, ma chère… madame Emerson. Asseyez-vous, je vous prie, et dînons.
Il souleva un couvercle d’argent. Un délicieux arôme de poulet et d’épices me rappela que j’avais extrêmement faim, mon déjeuner ayant été grossièrement interrompu. J’aurais besoin de toutes mes forces dans les heures à venir. Aussi m’assis-je sur un coussin pour me servir. Mais je refusai le vin.
— Ne vous inquiétez pas, dit Sethos avec son singulier sourire. Je n’ai pas l’intention d’affaiblir votre résistance en vous enivrant. Cela pourra prendre des semaines, voire des mois, mais vous apprendrez à m’aimer pour moi-même.
— Des mois ! Vous ne pouvez pas me garder enfermée dans une pièce aussi longtemps. Il me faut de l’exercice, de l’air frais…
— N’ayez crainte. Il ne s’agit ici que d’une étape. Demain nous partons pour l’une de mes propriétés à la campagne. Je l’ai apprêtée tout spécialement pour vous et je crois que vous l’apprécierez. Il y a des jardins pleins d’arbres ombreux, de fleurs exotiques, de sentiers sinueux et de fontaines cristallines, où vous pourrez vous promener à loisir.
Ça, c’était une nouvelle. Certes, j’aurais dû m’y attendre, mais cela réduisait très nettement mes espoirs d’évasion. Je savais qu’Emerson me retrouverait tôt ou tard si je restais au Caire. Mais même Emerson aurait du mal à me chercher dans toute l’Égypte. Et puis, Sethos n’avait pas dit que nous devions rester en Égypte. Sa propriété pouvait très bien se trouver n’importe où au Moyen-Orient – voire dans le monde !
Plus je pourrais retarder le départ, mieux cela vaudrait pour moi, mais je ne voyais pas comment faire. Feindre d’être malade ne tromperait pas Sethos ; simuler soudain de bonnes dispositions à son égard serait encore moins convaincant, à supposer que je puisse y parvenir. Cependant, cela ne me coûterait rien d’affecter au minimum une certaine tolérance, et de l’encourager à parler, dans l’espoir qu’il puisse me livrer par inadvertance quelque information exploitable.
— Qui êtes-vous en réalité ? questionnai-je. Est-ce là votre vrai visage ?
Sethos sourit.
— Voilà une autre des qualités que j’aime chez vous, Amelia – je vous demande pardon, madame Emerson. Vous n’êtes pas subtile. Malgré toute l’envie que j’aie de me confier à vous, malgré le désir dont je brûle de me montrer à vous tel que je suis, la prudence me force à garder mon incognito jusqu’à ce que nous soyons unis pour de bon. Le visage que vous voyez n’est qu’un visage parmi les mille autres que je peux prendre si je le souhaite. Je suis passé maître, si je puis dire, dans l’art du déguisement. Accordez-moi le plaisir de me vanter un peu, de me faire valoir aux yeux de quelqu’un que j’adore…
— Continuez, je vous prie, le coupai-je en me servant de salade. Le sujet m’intéresse énormément.
— Mais ce n’est pas une discipline dans laquelle vous excelleriez. Vous êtes mon antithèse : directe alors que je suis subtil, sans détour alors que je suis rusé et louvoyant. Vous allez droit au but, vous donnez aux gens des coups d’ombrelle sur la tête, et moi j’emprunte un chemin sinueux en glissant comme un serpent. L’art du déguisement est essentiel dans mon métier, non seulement pour des raisons pratiques, mais aussi parce qu’il pare toutes mes actions d’une aura surnaturelle. Beaucoup de mes subordonnés ignorants croient que je change d’aspect par des moyens magiques. Alors qu’en réalité ce n’est qu’une question de maquillage, de teinture de cheveux, de perruques, de barbes, de costumes, et aussi – ce qui est à la fois plus subtil et tout aussi important – de transformation du comportement. Les gestes, l’allure, la voix tout cela change l’apparence d’un homme plus efficacement que tout subterfuge physique. Je peux me grandir de plusieurs centimètres en utilisant des chaussures ou des bottes spéciales. Mais je peux aussi me rapetisser en me tenant d’une certaine façon. Si vous aviez examiné le vicomte d’un œil critique, vous auriez vu qu’il était plus grand que son attitude voûtée ne le laissait croire ; que ses épaules rentrées n’étaient pas aussi étroites qu’elles en avaient l’air ; que sa façon de parler hésitante et ses maniérismes évoquaient une fragilité que démentaient ses véritables proportions.
— Mais ses yeux, m’exclamai-je, car j’étais réellement fascinée. Le prêtre de Dronkeh avait assurément des yeux noirs, et Ramsès m’a assurée…
— Ramsès a beaucoup à apprendre, repartit Sethos. Il y a des moyens pour modifier la couleur des yeux. Certaines drogues agrandissent les pupilles. Du fard sur les paupières et les cils assombrit ou éclaircit l’iris, surtout si l’on a la chance d’avoir des yeux d’une teinte indéfinie, entre le marron et le gris. Un jour je vous montrerai mon sac à malices, Amelia. Dans chacune de mes cachettes, j’ai un laboratoire équipé de tout mon matériel, dont quelques objets que j’ai mis au point moi-même. Cela pourrait vous amuser de les essayer, bien que dans votre cas il doive être malaisé de masquer ces yeux d’un noir brillant ou d’en atténuer l’éclat…
Il plongea son regard dans mes yeux tout en parlant. Sa voix n’était plus qu’un doux murmure.
— Je préférerais entendre un discours rationnel plutôt que de vains compliments, répliquai-je, cependant que je percevais une nette accélération de mon pouls…
Il se recula.
— Pardonnez-moi. Je vais tenir parole, quoique ce soit bien difficile… Je répondrai à toutes vos questions, sauf à une seule.
— Votre véritable identité, je suppose, monsieur Sethos. J’en ai une douzaine d’autres. Pourquoi menez-vous une vie pareille ? Avec tous vos dons, vous pourriez réussir dans n’importe laquelle de nombreuses professions fort légales.
— Un jour, répondit-il pensivement, je vous raconterai l’histoire de ma vie, et vous comprendrez alors les raisons qui m’ont amené à adopter ce mode d’existence assurément curieux. Mais je peux vous en avouer une tout de suite. Ce n’est pas pour des motifs purement pécuniaires que je dépouille les vivants et les morts. Les plus beaux objets que j’acquiers ne se retrouvent jamais sur les étals sordides des marchés. Je suis un amoureux de la beauté. Et les plus beaux objets dont je m’empare, je les garde pour moi-même.
Je ne pus me méprendre sur le sens de ses paroles, car il plongea derechef son regard dans mes yeux avec une expression passionnée. J’éclatai de rire.
— Voilà un très joli discours, monsieur Sethos, mais malheureusement vous ne pouvez plus prétendre être connaisseur depuis que vous m’avez enlevée. Emerson est le seul…
— Faites-moi le plaisir, je vous prie, de ne plus mentionner cet individu toutes les deux phrases, m’interrompit-il, furieux. Toutefois, vous avez raison. Le professeur et moi-même nous ressemblons davantage qu’il ne serait prêt à l’admettre, et le fait qu’il apprécie vos charmes n’est qu’un des points communs qui nous rapprochent.
— Je ne peux m’empêcher de le mentionner, parce qu’il occupe constamment mes pensées.
Il baissa les yeux.
— Vous possédez l’art de me faire du mal, marmonna-t-il. Votre éclat de rire m’a profondément blessé.
— Je ne crois vraiment pas vous devoir des excuses, monsieur Sethos. Si j’ai blessé votre amour-propre, vous m’avez causé un tort bien plus grave. Comme c’est la première fois que je suis enlevée par un homme qui prétend que ma beauté lui fait perdre la tête, je ne sais trop quelle est la conduite à tenir.
Mon timide effort pour plaisanter ne fut guère bien accueilli. Sethos me regarda.
— Comment avez-vous fait pour ne pas remarquer les attentions que je vous ai prodiguées ? s’exclama-t-il sur un ton tragique. Comment avez-vous pu supposer, comme j’en ai le sentiment, que j’avais l’intention de vous faire du mal ? Voyons, depuis votre retour en Égypte, à peine un jour s’est-il écoulé que j’aie réussi à vous parler ou du moins à vous admirer de loin. Non seulement j’ai tenu le rôle des trois personnages que vous avez mentionnés, mais j’ai également été un touriste, un charmeur de serpents au Mouski, et même un ouvrier sur le site de vos fouilles. Tout ce que j’ai fait, c’était pour vous prouver ma profonde passion…
— Ainsi que d’enlever Ramsès au sommet de la Grande Pyramide ?
— C’est un plan qui a mal tourné, admit Sethos. J’étais – comme vous avez dû vous en douter – l’Américain qui vous a adressé la parole au sommet de la pyramide. J’avais l’intention de mettre en scène une délivrance spectaculaire de votre épouvantable fils et de vous le rendre en mains propres. Cependant, c’est Donald Fraser qui a fait échouer mon plan, le diable l’emporte !
— Je vois. Et une autre fois, quand votre cheval s’est emballé, emportant Ramsès…
— C’est encore cet individu de malheur qui a déjoué mes plans. (Sethos eut une expression mauvaise.) Il aura en tout cas lieu de regretter de s’en être mêlé. J’ai décidé de tuer sa canaille de frère quand j’ai découvert qu’il avait failli vous tuer en tirant un coup de feu. Ronald était fatigant de toute façon, et il était si têtu que j’ai craint qu’il ne continue à mettre votre vie en danger s’il attentait encore à la vie de son frère. Je l’ai donc supprimé, et, ce faisant, j’ai été ravi d’incriminer Donald. Vous avez dû sûrement comprendre pourquoi je me suis donné la peine de transporter le corps aussi loin et de le déposer à vos pieds. J’ai rendu les calices parce que, dans une interview, vous aviez condamné ce vol en particulier. Je vous ai envoyé des fleurs – vous connaissez la signification des roses rouges dans le langage des fleurs – ainsi qu’une bague en or portant mon nom ! Comment tous ces signes vous ont-ils échappé ?
— Sapristi, m’exclamai-je. Voilà donc ce qui troublait Emerson ! Mon pauvre chéri, il a dû s’imaginer…
— Encore Emerson ! lança Sethos en levant les bras au ciel.
Mon pauvre cher Emerson ! (Je poursuivis mon soliloque in petto, car il ne me paraissait guère raisonnable d’irriter davantage mon compagnon.) Emerson avait correctement interprété les signes qui m’avaient échappé. Qu’ils m’aient échappé n’avait rien d’étonnant, car ma modestie naturelle avait obscurci mon intelligence, lucide en temps normal. J’avais l’esprit tourneboulé, car une nouvelle idée, terrible, me faisait perdre ma sérénité. Était-il possible qu’il crût… qu’il soupçonnât… qu’il eût le moindre doute sur la parfaite sincérité de mon attachement pour lui. Bref, était-il… jaloux ?
Impossible, s’écria mon cœur. Emerson ne pouvait certainement pas plus remettre en question mon affection que moi la sienne. Mais si c’était le cas… s’il pouvait… alors ma disparition devait attiser ses doutes… C’était une pensée plus affreuse que d’éventuelles craintes quant à ma mort imminente. Je crois que mes lèvres se mirent à trembler un instant. Mais seulement l’espace d’un instant : il devenait plus nécessaire que jamais de m’évader.
Incroyable, mais, captivée par la conversation, j’avais presque oublié ma situation, et une autre peur se fit jour dans mon esprit. Cet homme exerçait une fascination surnaturelle. J’avais devisé avec lui facilement, sans éprouver de peur. Le temps pouvait-il amener le résultat qu’il espérait avec confiance ?
Une fois encore, mon cœur répondit avec ferveur « Impossible ! » Mais un doute subsistait.
— Parlez-moi, repris-je résolument, des frères Fraser. Comment avez-vous fait connaissance de Ronald ?
— Tout simplement par mes relations professionnelles, répondit Sethos spontanément. J’ai à ma solde plusieurs des tueurs à gages les plus sûrs du Caire. Il s’est abouché avec l’un d’eux et l’on m’a rapporté, tout naturellement, ce qu’il lui avait demandé. Il avait engagé Kalenischeff (dont la réputation était connue de tous sauf des naïves autorités policières) afin de mettre sur une fausse piste Miss Debenham quand elle arriverait au Caire, décidée à retrouver Donald Fraser et à le convaincre de dire la vérité sur Ronald. Ce dernier ne pouvait laisser cela se produire. Seule la stupide loyauté de son frère lui évitait la prison, le déshonneur et la destitution. Et il avait de bonnes raisons de croire que Donald pourrait se laisser persuader par la riche jeune femme qu’il vénérait en secret. D’où le rôle de Kalenischeff, qui a égaré la jeune fille au lieu de l’aider.
« Kalenischeff, cependant, n’était guère digne de confiance. Je m’étais passé de ses services quelques mois plus tôt pour cette raison même. Il aurait été plus sage de ma part de le faire tuer, mais je suis moins enclin à recourir au meurtre gratuit que vous ne pourriez le supposer. Il n’était pas en mesure de trahir mon identité – je fais en sorte que personne ne soit à même de le faire –, mais s’il avait raconté tout ce qu’il savait, il aurait pu me mettre des bâtons dans les roues.
« C’est pourquoi je le surveillais de près, et lorsque j’ai appris par Ronald Fraser que Kalenischeff était prêt à nous trahir tous les deux, j’ai accepté, comme il me le demandait, de supprimer Kalenischeff. Ce scélérat avait décidé de tirer un trait, de ramasser le plus d’argent possible, et de quitter l’Égypte pour de bon. Il savait que le Service des Antiquités était prêt à verser une belle somme pour avoir des renseignements sur moi.
— Et Miss Debenham lui offrait une somme encore plus coquette s’il l’aidait à retrouver Donald et révéler à Donald la traîtrise de son frère.
— Précisément. La jeune fille a résisté à la drogue que nous avons utilisée et a commis l’erreur de s’enfuir. Comme je vous l’ai dit, elle n’a jamais couru de véritable danger. Les faibles muscles d’une femme – même les vôtres, ma chère – n’auraient pu porter un coup comme celui qui a causé la mort de Kalenischeff.
— Mais Donald… Pauvre Donald ! Il faut que vous le disculpiez. Vous avez agi de manière méprisable, monsieur Sethos.
— Si cela peut vous faire plaisir, dit doucement Sethos, je m’arrangerai pour que M. Fraser soit relâché.
Il tendit la main vers la mienne. Je la retirai. Il haussa les épaules, soupira, sourit, et se laissa aller en arrière.
— Pas même une caresse de la main pour me remercier de vous avoir avoué ce meurtre. Très bien. Je vous ai dit que j’étais patient.
« Le reste de l’affaire doit être clair pour vous à présent. Ronald n’a jamais connu ma véritable identité. Sous le masque du vicomte Everly, je l’ai encouragé à se joindre à mon petit groupe parce que je voulais le surveiller. Je savais, bien sûr, que Miss Debenham avait trouvé refuge auprès de vous, tout comme je savais que vous aviez pris Donald Fraser sous votre aile. Cela ne m’a guère surpris, puisqu’il est dans vos habitudes d’adopter tous les malheureux innocents que vous rencontrez – par force, si besoin est.
— C’est le devoir des chrétiens d’aider les malheureux.
— C’est également le devoir des musulmans. Étrange comme les religions dites grandes insistent toutes sur les mêmes vertus de faibles. Même les anciens Égyptiens se targuaient de nourrir les affamés et de vêtir ceux qui étaient nus.
— C’est une loi sublime et universelle, répliquai-je. Ce que vous tenez pour une faiblesse est la qualité qui nous fait toucher au Divin. Et la plus grande de ces qualités, c’est l’amour. Ou bien, m’empressai-je de corriger, comme on le traduit quelquefois, la charité.
— Bien faible traduction, dit doucement Sethos.
Ses yeux fixaient les miens avec une intensité hypnotique. Je me sentis engloutie dans leurs abîmes de velours. Puis il baissa les yeux, et je poussai un petit soupir involontaire. Il avait de longs cils épais, recourbés comme ceux d’une jolie fille. Je me demandai si c’étaient bien les siens.
— Je me suis toujours gardé des doux sentiments, poursuivit Sethos pensivement. Mes sentiments pour vous m’ont submergé comme un ouragan, une grande force naturelle à laquelle j’ai été incapable de résister. J’y aurais résisté si je l’avais pu. En ce moment même j’ai un étrange pressentiment…
— Vous en avez aussi ! m’exclamai-je.
Ses cils se dressèrent, une étincelle amusée éclaira ses yeux bruns – gris ? – ou semblables au caméléon, avant qu’ils ne s’assombrissent de nouveau, pensifs.
— Avant, je considérais ces prémonitions comme l’expression d’un instinct qu’acquièrent ceux qui ont lieu de craindre un danger. Mais aujourd’hui je me demande s’il n’y a pas quelque destin supérieur qui guide nos vies. Pas une divinité bienveillante ; quiconque étudie la cruauté de l’homme ne peut croire en un dieu qui permette de telles atrocités. Mais une entité omniprésente, impersonnelle, au sens de l’humour pervers ! Il serait étrange, n’est-ce pas, que cette unique faiblesse dans ma vie cause ma perte ? Je sens qu’il pourrait en être ainsi. Vous pourriez me sauver, Amelia – vous et vous seule. Imaginez un peu ce que je pourrais faire pour le monde si mes pouvoirs se consacraient au bien et non plus au mal. Aidez-moi, Amelia. Donnez-moi votre main. Faites-moi sortir des ténèbres et conduisez-moi vers la lumière…
Le moment fut intense. J’eus l’impression de comprendre enfin cet homme étrange, brillant, tourmenté. Je fus émue… que dis-je ? inspirée. Mes lèvres s’entrouvrirent. Ma poitrine se souleva. Je tendis la main…
Nos doigts s’étaient à peine touchés quand un violent tumulte nous fit sursauter tous deux. Les rideaux s’agitèrent follement au moment où la porte s’ouvrait et se rabattait avec fracas contre le mur. Je ne connaissais qu’une personne qui ouvrît les portes de cette manière-là ! J’appuyai la main sur mon sein palpitant.
C’était Emerson ! C’était lui ! Mais quel spectacle ! Il avait les cheveux hérissés, sa plus belle chemise était en lambeaux, une manche était arrachée à la couture et se ratatinait sur son avant-bras comme un gantelet déchiré. Il avait le visage défiguré par des plaques rouges, et un œil à demi fermé. Du sang dégoulinait de ses articulations écorchées, et il tenait dans chaque main une épée nue. Jamais de ma vie je n’avais contemplé un spectacle qui m’eût autant émue. Je crus que mon cœur affolé allait bondir hors de ma poitrine.
Avant que le rideau ne retombât, Emerson pivota sur lui-même. Étonné, il dit quelque chose, lâcha l’une des épées, et claqua la porte, mais une forme sinueuse, couleur fauve, eut le temps de s’introduire par l’ouverture. Emerson mit la barre en place à l’instant où les panneaux commençaient à résonner sous un assaut furieux. Puis il fit volte-face. Son regard se riva sur moi.
— Amelia, lança-t-il. Pour l’amour de Dieu, habillez-vous !
— Emerson, répliquai-je aussi passionnément. Attention !
Emerson baissa la tête et un lourd bol en argent s’écrasa contre la porte, frôlant sa tête échevelée. Bastet se dirigea nonchalamment vers Sethos. Son ronronnement rauque et sonore accompagna les échos du bol se fracassant contre la porte. Sethos chancela lorsque la chatte s’enroula affectueusement autour de ses chevilles. (C’était, comme je crois l’avoir déjà dit, un grand animal musclé.) Il s’écarta d’un bond avec agilité, et Bastet, très vexée, partit vers la table et le poulet farci.
Après avoir jeté un simple coup d’œil pour vérifier si Sethos n’avait pas d’autres missiles à portée de main, Emerson me regarda de nouveau.
— Vous a-t-il fait mal, Peabody ? A-t-il osé… A-t-il… Bon sang, Peabody, vous voir dans cette tenue scandaleuse m’a fait craindre des choses que j’ai du mal…
— N’ayez crainte, Emerson. Il n’a pas… Il n’a pas…
— Ah ! (La poitrine d’Emerson se souleva, ce qui porta le coup de grâce à sa chemise du dimanche. Il secoua le bras pour se débarrasser de sa manche en lambeaux, et fit jouer ses muscles.) En ce cas, annonça-t-il, je ne vais lui arracher qu’une seule jambe.
Il s’avança vers Sethos, qui recula, bras ballants, aussi délicatement que Bastet eût pu le faire.
— Emerson, commençai-je.
— Ne me déconcentrez pas, Peabody, je vous prie.
— Il n’est pas armé, Emerson. Votre cimeterre…
— Cimeterre ? Oh ! (Emerson fixa l’arme d’un œil curieux.) Je l’ai pris à ce gaillard là dehors, expliqua-t-il. Jamais vu une tête d’être humain aussi dure. Il s’est relevé presque aussitôt, prêt à m’attaquer de nouveau. Mais je pense qu’ils l’ont maîtrisé à présent.
En effet, les coups contre la porte avaient cessé.
— Vous n’êtes donc pas venu seul ? m’enquis-je.
— Bien sûr que non. Ramsès…
— Emerson !
— Ainsi qu’un régiment d’officiers de police. (Il tourna ses regards vers Sethos.) Votre carrière nuisible est terminée, espèce de porc. Mais je ne ferai entrer la police que lorsque j’en aurai fini avec vous. Je me suis promis ce petit plaisir, et je crois que je le mérite.
Sethos se redressa de toute sa hauteur. Il n’était pas aussi grand qu’Emerson, pas aussi musclé, mais ils formaient à eux deux une paire magnifique, l’un en face de l’autre, animés d’une hostilité réciproque.
— Parfait, Professeur, déclara-t-il d’une voix basse et traînante. J’ai également envie de m’offrir un petit plaisir, car j’aspire à me mesurer à vous. Donnez-moi l’autre épée, et nous allons nous battre pour cette dame comme des hommes.
— Emerson, m’écriai-je avec une certaine appréhension, car je ne connaissais que trop le tempérament de mon mari. Emerson, vous ne savez pas vous battre à l’épée !
— Non, en effet, admit Emerson. Mais, Peabody, cela ne doit pas être bien sorcier. On se tape dessus tour à tour, et…
— Emerson, j’insiste… Non, non, mon cher Emerson, je vous supplie, je vous implore…
Emerson arbora un sourire satisfait.
— Ma foi, Peabody, puisque vous le prenez ainsi…
Et, à ma consternation, il jeta l’épée. Elle rebondit sur le sol de marbre lisse en produisant des sons cristallins.
Avant même qu’elle n’eût atteint le sol, Sethos avait bondi, non vers cette épée-là, mais vers la première, qu’Emerson avait laissée tomber près de la porte. Il s’en empara prestement et fit face à Emerson.
— Nous voilà davantage à égalité, Professeur, lança-t-il hargneusement. Je connais un peu la boxe, mais je préfère ne pas vous affronter sur ce terrain-là. Ramassez l’épée… Je vous accorde ça.
Emerson haussa les épaules.
— Elle ne me serait guère utile, repartit-il. Cependant…
Et avec la rapidité quasi féline dont il est parfois capable, il s’empara de la carafe de vin et la fracassa sur le bord de la table. Bastet, qui était en train de manger le poulet, se dressa avec un miaulement de protestation. La carafe se brisa en mille morceaux, et la table bascula, renversant plats et verre cassé. Les éclats de cristal étincelaient de tous côtés, tels des grêlons.
Emerson arracha la housse de soie du canapé et l’enroula autour de son bras gauche.
— Allons-y maintenant, lança-t-il. Venez, espèce de sal… – excusez-moi, Peabody –, espèce de crapule.
Ils tournèrent l’un autour de l’autre, muets, tendus. Sethos allongea une botte. Pivotant prestement, Emerson tenta de lui porter au visage un coup de bouteille cassée. Sethos fit un bond en arrière. Puis il fendit l’air de gauche à droite. Emerson riposta par un coup sur l’avant-bras de Sethos. La lame le frôla sur le côté en sifflant. Sethos recula encore, ce qui permit à Emerson de s’emparer du plateau en argent. Celui-ci lui servit de bouclier de fortune, et il put ainsi passer à l’offensive, repoussant l’épée chaque fois qu’elle approchait, et portant des coups à l’aide de la bouteille.
À mon sens, la violence n’est en aucun cas justifiée. C’est le dernier recours des gens et des nations qui sont trop stupides pour trouver une solution raisonnable à leurs différends. La vue de deux combattants qui se réduisent en bouillie me rend malade. L’idée de petits garçons à qui l’on apprend à « se battre comme des hommes » me révolte et me révulse. Étais-je donc remplie de dégoût en assistant à la bataille sanglante qui faisait rage entre ces deux hommes intelligents et capables ?
Non.
La vue des muscles d’Emerson bandés sous sa peau bronzée, du sourire féroce qui dévoilait ses saines dents blanches, de la grâce et de la vigueur de ses mouvements, suscita chez moi une joie féroce en retour. Ma respiration se fit saccadée, j’avais les joues en feu. Pendant quelques instants je ne fus plus une femme civilisée et sensée, mais une créature des cavernes regardant, accroupie, deux sauvages se battre pour la posséder.
C’était là une impression des plus curieuses et des plus intéressantes.
Une vilaine feinte et une riposte encore plus rapide écartèrent le bouclier de fortune. La lame de Sethos s’enfonça profondément dans le bras d’Emerson qui poussa un grognement d’exaspération plutôt que de douleur et se fendit en avant. Sethos tourna la tête de côté, ce qui seul sauva ses yeux. Le verre lui laissa une série d’entailles déchiquetées à la joue. Blessés, épuisés, les deux combattants se séparèrent. Tous deux dégoulinaient de sang, à bout de souffle, le regard mauvais.
— C’est ridicule ! m’écriai-je.
Aucun des deux hommes ne me prêta la moindre attention, mais mon accès de folie passagère était brusquement retombé lorsque je vis le sang jaillir de la blessure d’Emerson. La fierté masculine, c’est bien beau et j’espérais sincèrement qu’Emerson s’amusait bien, mais il n’était pas question que je reste plantée là à le regarder se faire tailler en pièces, simplement pour qu’il ait le plaisir de mourir en défendant mon honneur.
Je courus vers la porte. Emerson ne quitta pas Sethos des yeux, mais il me vit.
— Peabody, souffla-t-il. Si vous ouvrez… cette porte… je vais… je vais… ah !
J’entendis la lame de Sethos tinter sur le plateau d’argent. Je m’emparai du cimeterre qu’Emerson avait jeté et me retournai pour apprécier la situation.
Elle n’était guère rassurante. Au moment même où je me retournais, le coup final fut porté. Trop tard… pensai-je, égarée. Trop tard pour faire entrer les renforts qui attendaient derrière la porte, peut-être trop tard pour porter secours, épée à la main, à mon époux blessé ! La lame de Sethos s’abattit de nouveau sur le plateau, l’arrachant des mains d’Emerson. À l’instant où, juste après le choc, l’épée resta immobilisée en l’air une fraction de seconde, Emerson lâcha la carafe et saisit le bras de son adversaire à deux mains.
Ils demeurèrent figés sur place, à forces égales, les efforts de Sethos pour dégager son bras et ceux d’Emerson pour le maintenir s’équilibrant temporairement. Lentement le bras de Sethos fléchit. L’épée trembla dans sa main crispée. La sueur perla sur le front d’Emerson. La housse de soie rose autour de son bras était écarlate à présent, mais il tenait bon.
Puis ce fut le dénouement. L’épée s’échappa des doigts de Sethos, et la main d’Emerson, que le sang avait rendue glissante, lâcha prise. Toujours rapide comme l’éclair, Emerson tendit la main vers l’épée à terre. Sethos, tout aussi rapide, bondit en arrière contre le mur. Il me regarda.
— Amelia… Adieu ! s’écria-t-il, avant de… disparaître.
Emerson effectua une série de bonds en avant en proférant une bordée de jurons qui dépassaient tout ce que j’avais pu entendre jusque-là. La dalle de marbre par laquelle Sethos avait disparu se referma sous le nez d’Emerson.
— Bon Dieu ! hurla Emerson en frappant la dalle de son cimeterre, puis de son poing. Bon Dieu, bon Dieu, bon Dieu, bon Dieu !!!
Au bout d’un moment, je dis :
— Emerson !
— Bon Dieu, bon Dieu… Oui. Peabody ? Bon Dieu !
— J’ouvre la porte à présent, Emerson ?
— Le diable emporte cette canaille ! beugla Emerson sur un ton différent. Un jour… un jour, je le jure… (Il cessa de donner des coups de pied contre le marbre et me dévisagea.) Qu’avez-vous dit, Peabody ? Vous ai-je bien comprise ? M’avez-vous demandé la permission d’ouvrir la porte ?
— Oui, vous m’avez bien comprise, Emerson. Mais, oh, mon cher Emerson, je crois que nous devrions les faire entrer. Vous êtes blessé, mon chéri, et…
— Vous voulez vraiment les faire entrer, Peabody ?
— Non, Emerson. Du moins… pas tout de suite.
— Comment avez-vous pu supposer, même une seconde, que je pouvais tenir à quelqu’un d’autre qu’à vous ?
— Ma foi, Peabody, si vous n’aviez cessé de parler de cet homme en termes si admiratifs…
— Je n’ai jamais cessé de penser à vous un seul instant, Emerson. J’ai toujours gardé l’espoir que vous me retrouveriez.
— Si vous n’aviez pas eu l’idée astucieuse d’accrocher à la fenêtre votre bout de flanelle, nous n’aurions pas réussi, Peabody. Nous avons commencé à fouiller la zone délimitée par les recherches de Ramsès, mais elle était assez étendue.
— Où avez-vous appris à faire ça, Emerson ?
— Ça, Peabody ?
— Non… non, pas… Oh, Emerson. Oh, mon cher Emerson !
— Je faisais allusion, il y a quelques minutes, à votre habileté pour vous battre avec une bouteille cassée, Emerson. J’ignorais que vous saviez faire ça.
— Oh, on apprend des choses, ici et là… Il y a quelque chose d’assis sur mon dos, Peabody. Ou bien est-ce vous qui…
— Non, Emerson. Je crois que c’est Bastet. Je suppose qu’elle a fini de manger le poulet et nous fait comprendre qu’elle est prête à partir. Voulez-vous que je la fasse descendre ?
— Pas si cela vous oblige à changer de position, laquelle est bien agréable, Peabody. La sensation est insolite, mais pas déplaisante… Sans Bastet, nous ne vous aurions peut-être pas retrouvée aussi vite. Apparemment votre idée selon laquelle Sethos l’a attirée par des bouchées friandes quand il a déposé les calices était parfaitement juste. Elle se souvenait bien de lui. Il avait laissé tomber son mouchoir dans la chambre de Miss Debenham, et celui-ci était imprégné de son odeur. Bastet l’a sentie tout de suite dans la rue devant la maison.
— Comme c’est intéressant. Mais sans le signal de mon bout de flanelle…
— Ç’a été le facteur décisif, Peabody.
— Vous n’avez pas quitté mes pensées, Emerson.
— Vous non plus, Peabody. Je vous imaginais dans les bras de cet individu… J’ai cru devenir fou de rage.
— Il a été très courtois. Il m’a expliqué qu’il voulait gagner mon amour, et non pas m’imposer le sien.
— Le diable emporte cette canaille !
— Il avait assurément un certain charme, Emerson. Il n’aurait certes pas eu de succès auprès de moi, mais j’imagine que beaucoup de femmes…
— Ce sujet de conversation ne m’intéresse pas, Peabody. Cessez de parler.
Avant de faire entrer la police, qui lançait des assauts furieux contre la porte, nous dûmes nous rendre un peu présentables. Après un plongeon rafraîchissant dans la fontaine, je remis ma chère tenue familière. Heureusement il y avait pas mal de tissu à portée de main, et je pus panser la blessure au bras d’Emerson, mais je me promis de la soigner convenablement dès que nous serions de retour à l’hôtel. Nous enlevâmes enfin la barre de la porte.
L’antichambre était pleine de gendarmes, sous le commandement du major Ramsay. Son visage rayonna presque aimablement lorsqu’il nous vit sains et saufs, mais il ne fut guère enchanté d’apprendre que Sethos s’était échappé. Après que nous eûmes satisfait sa curiosité quant aux événements (quant à la plupart des événements, devrais-je dire) qui avaient précédé, je lui demandai avec curiosité :
— Où est Ramsès ?
— Il est dans les parages, répondit Ramsay.
Ramsès sortit en courant d’une pièce adjacente, le visage arborant une expression enthousiaste rarement vue sur ce visage sombre.
— Maman, s’écria-t-il. Regardez !
Il se passa prestement la main sur la bouche et retroussa les lèvres, dévoilant un râtelier de dents brunes et pourries, dignes d’un vieux mendiant égyptien.
— Elles sont un peu grandes, expliqua-t-il d’une voix indistincte, mais avec le temps…
— Enlève ça tout de suite, m’exclamai-je, dégoûtée.
Ramsès obtempéra, d’autant plus volontiers qu’elles étaient en fait beaucoup trop grandes pour sa bouche.
— Il y a des choses extraordinaires là-dedans, s’écria-t-il, les yeux brillants. Du maquillage pour le visage et les mains, des tampons pour rembourrer les joues, des perruques, des barbes et… Oh, Maman, je peux les emporter ? S’il vous plaît, Maman ?
Il est dur pour une mère de décevoir un petit garçon, d’effacer de son visage cette joie rayonnante.
— Je ne pense pas, Ramsès, dis-je. La police tiendra à garder ces objets comme pièces à conviction.
(Mais, apparemment, ce ne fut pas le cas. Car, depuis que nous sommes retournés en Angleterre, les domestiques se plaignent de voir d’étranges individus errant dans la maison et à l’extérieur. Il y eut l’apparition d’une petite fille aux cheveux d’or, et Rose est convaincue que nous avons un fantôme.)
C’est ainsi que se termina notre deuxième confrontation avec cet étrange et mystérieux personnage connu sous le nom de Sethos. La deuxième, et peut-être la dernière, car plusieurs jours après cette bataille de Titans nous reçûmes une lettre. Elle nous fut remise à Dahchoûr, où nous étions retournés après avoir vu Ronald – non, plutôt, Donald – et sa fiancée, lavés de toutes les charges pesant contre eux, se réjouir à l’approche de leurs noces. Comme l’avait dit Emerson de manière savoureuse : « Maintenant que toutes ces bêtises sont terminées, Dieu merci, je vais pouvoir reprendre le travail. »
Mais était-ce terminé ? Un messager invisible avait remis la lettre, échappant à la vigilance de nos hommes, glissant comme un fantôme à travers les portes munies de barres de l’enclos. Nous la trouvâmes sur le seuil un matin à l’aube. À vrai dire, ce fut Ramsès qui la trouva, car il était d’ordinaire le premier à se lever, mais c’est la voix grave d’Emerson qui psalmodia le message.
— « Vous auriez pu me sauver », commença-t-il. (Emerson s’interrompit.) La lettre semble vous être adressée, Peabody, déclara-t-il ironiquement.
— Continuez de lire. Il n’y a pas et il n’y a jamais eu de secrets entre nous.
— Mmm, fit Emerson. (Il poursuivit :) « Dorénavant, lorsque le monde infortuné chancellera sous les coups que je vais lui porter, rappelez-vous que c’est à vous qu’il devra ses souffrances. Mon Amelia… ma bien-aimée… » Maudite soit l’insolence de cet individu ! J’ai presque envie de déchirer cette lettre en mille morceaux !
— Vous pourrez en faire ce qui vous chantera quand vous aurez fini de la lire, Emerson.
— Bah, observa Emerson. Très bien, alors… « Désormais vous et les vôtres n’aurez rien à craindre de ma main vengeresse. Vous pourrez vous abstenir d’agresser de vieilles dames si vous les soupçonnez d’être Sethos déguisé ; vous pourrez vous garder de tirer la barbe drue de messieurs suspects. Vous ne me verrez plus. Je quitte l’Égypte pour toujours. Pensez à moi quelquefois, Amelia, et moi je penserai à vous sans relâche. Que n’aurions-nous pu faire ensemble ! » Je me demande s’il le croit sincèrement, observai-je, alors qu’Emerson transformait méthodiquement la lettre en confettis.
— Mmm, commenta Emerson.
— Je regrette vraiment que vous ayez détruit cette lettre, Emerson. Ce n’est pas très malin.
Les mains d’Emerson s’immobilisèrent.
— Qu’avez-vous dit, Peabody ?
— Vous êtes en train de faire des saletés devant ma jolie porte bien propre, et il viendra peut-être un jour – j’espère que non, mais ce n’est pas exclu – où nous aurons besoin d’un spécimen de l’écriture de Sethos.
— Peabody, dit Emerson en me regardant d’un air étrange.
— Oui, Emerson ?
— C’est la première fois en trois jours que vous me critiquez ou me réprimandez.
— Vraiment ? Ma foi, je suis désolée, Emerson, mais si vous persistez à…
— Non, non, vous ne comprenez pas. (Emerson me saisit par les épaules et me regarda droit dans les yeux.) Je commençais à craindre que vous ne soyez devenue une de ces femmes ennuyeuses qui n’ont à la bouche que « Oui, mon chéri », ou « Comme vous voudrez, mon chéri ». Vous savez très bien, Peabody, que nos petites discussions sont le piment de la vie…
— Le poivre dans le potage du mariage.
— Très bien dit, Peabody. Si vous devenez docile et soumise, je ferai passer une petite annonce dans le Times pour dire à Sethos de venir vous chercher. Promettez-moi que vous ne cesserez jamais de me réprimander, Peabody.
Ramsès et la chatte nous dévoraient du regard, mais pour une fois je n’en eus cure. Je passai les bras autour du cou d’Emerson.
— Mon cher Emerson, lui dis-je. Je crois pouvoir vous promettre cela sans grand risque.